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:: mindception ::
[ texts ]ENGLISH VERSION BELOW
Jacques Ranciere on Method Train by PhD In One Night
Juillet 2020/ July 2020
Chère Ivana
La "méthode du train" , c'est d'abord pour moi la méthode Jacotot: l'affirmation que l'on peut faire ce pourquoi on n'a pas de titre : des films, du montage, du collage ( avec quand même des différences de formation et de pratique entre les participantes) ; l'affirmation que le faire est un parler et le parler un faire ( je pense aux gantières de Grenoble et aux "mots" de leurs gants dont parle Jacotot devant les bobines de fil du film de Nina ou les petites boules de couleur par lesquelles Lisa indiquait les mouvements d'une chorégraphie immanente à la façon dont chacun de nous fait parler son corps) ; le refus corrélatif de la division entre les disciplines et la tentative d'appliquer le "tout est dans tout" en élargissant et en créant des connexions à partir de points particuliers ( le train jacotiste est par excellence le train que l'on prend en marche) mais aussi par votre idée des points de lumière et des assemblages de mots qui font briller la lumière de l'émancipation . Tout cela fait le prix des films , de leur diversité et de leur reprise dans la "locomotive".
Bien sûr le "train" , tel que vous l'avez mis en marche, veut spécifier la méthode jacotot comme méthode du lien entre l'hétérogène et le rapprocher par là de pratiques artistiques consacrées comme le collage - avec ce qu'il comporte de part laissée à l'aléa de l'assemblage et à l'aléa de la rencontre - et le montage - avec ce qu'il comporte, à l'inverse, de calcul du rapport et d'anticipation de l'effet. D'un côté, vous demandez à chacun(e) de lancer sa bouteille à la mer à partir de quelques points de repère communs. C'est ainsi que le film sur les communautés chorales et le film sur Chypre ne semblent rien devoir à une orientation que vous auriez donnée. De l'autre, vous faites appel aux modèles offerts par le collage dada ou surréaliste et par le montage dialectique. Dada , d'un côté, Eisenstein , de l'autre, encadrent le voyageur et expérimentateur Medvedkin. Et, en dehors de la liaison entre les différents films, il y a les procédures de mise en rapport qui sont à l'oeuvre au sein de chacun d'entre eux. Par exemple, comment s'est construite la structure du film qui relie l'opéra de chambre de Riika avec les Brigades rouges et surtout avec le 'standing man". Est-ce son idée en tant que réalisatrice de ce wagon ou votre idée en tant que responsable du train? De la même façon, vous dites avoir engagé Nina à s'occuper de Blanqui. Mais comment s'est fait le lien entre Blanqui, la Commune - à laquelle il n'a pas participé- , le film de Peter Watkins et sa conception de la télévision? Ou encore le lien entre le prisonnier Blanqui et le prisonnier de la prison bruxelloise? Qu'est-ce qui est exactement collectif dans les choix qui ont présidé à l'organisation interne des films? Quelquefois aussi, il semble que le lien soit un coup de force: je pense à la remontée - de train en train - vers le wagon plombé de Lénine qui n 'est pas un épisode très glorieux de l'histoire révolutionnaire mais qui sert à remonter vers un Lénine joueur d'échecs et au lieu qui s'établit par là avec Tzara et donc avec Dada. Quelquefois on perd le lien en route et on se demande par exemple ce que Norman Béthune vient faire là.
Un aspect essentiel du train, c'est bien sûr sa surdétermination. Il est une métaphore de la communication et notamment du montage. Il est une icône du cinéma . Il est la métaphore du mouvement en général et de l'histoire comme mouvement orienté . Et votre train , de ce point de vue, est aussi un anti-train qui varie les temps et les rythmes pour mettre en question ce temps de la nécessité révolutionnaire historique ( qui reste quand même très présent). Ce train de films qui parle du train de l'histoire , c'est évidemment une manière forte de lier la "forme" du travail à son"contenu". Ce lien est consubstantiel au projet de créer un pont entre juristes et artistes . C'est ce qui est dans le programme "dada, law and Rancière" ( avec le petit problème que "law" est plus rigide et plus restrictif que notre "droit" . C'est ce que les unes et les autres ont essayé de faire à travers la violence d'Etat, la résistance, le terrorisme, la prison... Comme vous savez, j'étais réservé quant à l'apport que dada pouvait apporter à votre projet de jonction. Il me semblait que les procès de Dada étaient une fausse bonne piste . Vous m'aviez répondu que cela tiendrait peu de place. Mais, au total , il me semble que Dada ne vous a pas beaucoup servi et que vous avez même dû forcer un peu pour l'introduire . La grande proclamation provocatrice du comité central dadaïste appartient elle-même à la tradition avant-gardiste qu'elle parodie et il y a entre cette tradition et la démarche jacotiste une opposition que vous camouflez un peu. C'est du moins mon sentiment et je conçois qu'on puisse en discuter.
J'arrête là pour aujourd'hui des réflexions générales dont je ne sais pas si elles pourront vous être très utiles.
Amitié
Jacques
[English version]
Dear Ivana,
For me, the "train method" is first of all the Jacotot method: the affirmation that you can do what you don't have a title for: films, editing, collage (with all the differences in training and practice between participants); the affirmation that doing is talking and speaking is doing (I am thinking of the gloves makers of Grenoble and the "words" of their gloves of which Jacotot speaks in front of the spools of thread from Nina's film or the little colored balls with which Lisa indicated the movements of a choreography immanent in the way each of us makes his body speaking); the correlative refusal of the division between the disciplines and the attempt to apply the "all is in everything" while widening and creating connections starting from particular points (the Jacobean train is par excellence the train which one takes in motion ) but also by your idea of the points of light and the assemblages of words which shines the light of emancipation. All this is the price of films, their diversity and their revival in the "locomotive".
Of course the "train", as you set it in motion, wants to specify the jacotot method as a method of the link between the heterogeneous and thereby bring it closer to consecrated artistic practices such as collage - with what it involves, a part left to the randomness of the assembly and to the randomness of the encounter - and the assembly - with what it involves, conversely, counting on the relation and anticipating the effect. On the one hand, you ask everyone to throw their bottle into the sea from a few common landmarks. Thus, the film on choral communities and the film on Cyprus do not seem to owe anything to any guidance you have given. On the other hand, you use the models offered by the dada or surrealist collage and by the dialectical montage. Dada, on the one hand, and Eisenstein, on the other, frame the traveler and experimenter Medvedkin. And, apart from the connection between the different films, there are the procedures of connection which are at work within each of them. For example, how was the structure of the film constructed which links Riika's chamber opera with the Red Brigades and above all with the 'standing man'. Is it her idea as the director of this wagon or your idea as the manager of the train? Likewise, you say that you asked Nina to take care of Blanqui. But how was the link made between Blanqui, the Commune- in which he did not participate - the Peter Watkins film and his conception of television? Or the link between the prisoner Blanqui and the prisoner of the Brussels prison? What exactly is collective in the choices that governed the internal organization of the films? Sometimes also, it seems that the link is a coup de force: I think of the ascent - from train to train - towards Lenin's sealed wagon which is not a very glorious episode in revolutionary history but which serves to ascend towards a Lenin chess player and to the place which is established there with Tzara and therefore with Dada. Sometimes we lose the link on the way and we wonder for example what Norman Béthune is doing there.
An essential aspect of the train is of course its overdetermination. It is a metaphor for communication and in particular for editing. Train is a cinema icon. It is the metaphor of movement in general and of history as an oriented movement. And your train, from this point of view, is also an anti-train which varies the times and rhythms to question this Time of historical revolutionary necessity (which nevertheless remains very present).
This train of films which speaks of the train of history is obviously a strong way of linking the "form" of work to its "content". This link is consubstantial with the project to create a bridge between lawyers and artists. This is what is in the program "Dada, law and Rancière" (with the small problem that "law" is more rigid and more restrictive than our "right"). This is what participants in Train method have tried to do going through state violence, resistance, terrorism, prison ... As you know, I was reserved as to the contribution that Dada could bring to your project of junction. It seemed to me that the trials of Dada were a false good trace. You told me that it would take up little space. But all in all, it seems to me that Dada did not serve you much and that you even had to force a little to introduce it. The great provocative proclamation of the Dadaist central committee itself belongs to the avant-garde tradition that it parodies and there is an opposition between this tradition and the jacotist approach that you camouflage a bit. That is at least my feeling and I understand that we can discuss all of that.
I will stop here today some general reflections which I do not know if they will be very useful to you.
Friendship
Jacques
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Collective work " Method Train" by students and Ivana Momčilović Intervention for "Dada, Law, Rancière". Organised by University of Helsinki, Aalto University and Uniarts Helsinki in collaboration with "PhD in One Night" - platform for aesthetic education of all, Editing : Nicolina Stylianou. Brussels, Cyprus, Helsinki, April 2020.